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Omote-Ura : une Tradition martiale

David CONSTANT Par Le 07/03/2016 0

Dans Dojang log

(article originalement paru dans le magazine Dragon Hors Série Aikidô de décembre 2015. Il a été légèrement modifié, notamment par l'utilisation de termes coréens ; des termes ne se trouvant qu'en japonais et n'ayant pas d'équivalent en coréen seront conservés et surlignés en jaune)

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Déstructuration par le professeur CHOE Yongsul

 

Le thème d’Omote et Ura renvoie à la conception taoïste basée sur la dichotomie, les fameux principe négatif (Eum, ) et principe positif (Yang, , ), qui, par la dynamique de leur relation, donne l’énergie (Gi, , ) nécessaire à la manifestation de la Vie. Omote () et Ura () en sont une sous-catégorisation, se concentrant sur le thème du visible-invisible, le premier incluant le montré, la face, l’adret, l’obvers, … ; le second le caché, le pile, l’ubac, le revers, … D’un point de vue martial, on pourra ainsi distinguer ce qui est immédiatement perceptible par l’œil et par l’oreille (Omote) de ce qui ne se découvre qu’en expérimentant, notamment de manière kinesthésique (Ura).

 

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Pourquoi Omote et Ura ?

 

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Dans l’enseignement martial, le pourquoi du recours à une progression de l’Omote vers l’Ura repose sur plusieurs piliers. Tout d’abord, cela tient de l’élève lui-même : de par notre éducation, nous avons une tendance forte à nous reposer sur les deux sens qui nous permettent d’appréhender le plus facilement notre environnement, à savoir la vue et l’ouïe. Notre kinesthésie est souvent mal développée et cela demande du temps pour nous réapproprier ce sens. Une technique étant composée de nombreux principes, la plupart invisibles, c’est à cette condition que l’on peut dépasser la copie grossière et accéder à la finesse d’exécution.

La deuxième raison, c’est qu’un enseignant traditionnel prendra son temps pour bien connaître l’élève. Il s’agit de ne pas donner des secrets d’école (raison historique et militaire) à une personne « extérieure à la maison » qui pourrait en faire un mauvais usage (raison morale et sécuritaire). Aussi montrera-t-il ses techniques en en ôtant dans les premiers temps les détails (principes) qui en font la réelle efficience (enseignement Omote), puis en ajoutera au fur et à mesure que l’élève s’en montrera capable et digne à la fois (enseignement Ura).

Il y a bien d’autres raisons qu’il serait fastidieux de recenser ici. Ce qu’il faut retenir ici, c’est 1- que Omote et Ura doivent leur existence dans l’enseignement martial à des raisons propres à l’élève et, en même temps, extérieures à lui, 2- qu’ils ne sont pas exclusifs l’un de l’autre et 3- que le second se développera à partir du premier. Ce cheminement de développement personnel, autrement dit cette Voie (Do, , ), se décline généralement sur différents niveaux, comme par exemple :

 

  • Le corps : de l’externe (muscles) vers l’interne (Esprit), avec une étape par les 3 Danjeon (단전, 丹田)
  • Les sens : de la vue et l’ouïe vers la kinesthésie
  • La technique : du principe simple vers une coordination complexe de principes
  • Les initiatives : de la réaction vers l’action anticipative
  • L’intention : du centrage sur soi vers autrui
  • La pédagogie : d’une efficacité relative à court terme vers une efficience absolue sur le long terme
  • Etc…

 

Comment évoluer d’Omote vers Ura ?

 

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Oryun Seoktap (오륜석탑, 五輪石塔)

 

Le fait qu’Omote-Ura soit un système binaire n’implique pas que l’on passe de l’un à l’autre comme on franchirait le pas d’une porte. Ce chemin est constitué de nombreuses étapes que l’on peut retrouver dans tout système de progression, dont le plus évident est le système Geup - Dan (급단, 級段) qui est très largement partagé dans les Budō modernes. On le retrouve aussi dans des théorisations plus « traditionnelles », telles que Shu-Ha-Ri (守破離 suivre-casser-séparer) ; Sul-Ye-Do (술예도, 術芸道, technique-art-voie) ; ou des titres de « maîtrise » divers tels que Gyosa (교사, 教士), Dongsa (동사, 錬士), Beomsa (범사, 範士) ou toutes les déclinaisons des Menkyō pour l’enseignement. (entre parenthèse, un peu hors sujet mais tout de même, le terme de « grade » utilisé sous nos latitudes pour traduire ces systèmes me paraît passer totalement à côté du sujet, ne s’agissant pas de « degrés d’autorité », mais de « paliers de progression »)

 

Une autre progression d’Omote à Ura, qui me semble plus intéressante, repose sur la symbolique bouddhiste. Comme l’a fait MIYAMOTO Musashi dans son fameux ouvrage « le Livre des cinq Roues » (五輪の書, Gorin no sho), elle se réfère alors aux 5 éléments que sont la Terre, l’Eau, le Feu, le Vent et le Vide (Ji-su-hwa-pung-gong, 지수화풍공, 土水火風空).

 

Terre

Où le partenaire s’attaque à un roc…

Lorsque l’on est débutant, on est une page blanche. On copie, ou du moins on essaye de copier, ce que l’on voit. On est dans le pur Omote.

Le corps n’est pas encore prêt pour l’exécution des techniques : l’élève utilise principalement sa force musculaire, générant de ce fait trop de tensions ; ses déplacements et ses mouvements sont larges et grossiers ; la souplesse et le relâchement font défaut ; et les postures manquent d’équilibre. Il utilise ses yeux et ses oreilles, mais ceux-ci ne s’accrochent qu’aux détails les plus grossiers de la technique. Ainsi, les mécanismes sous-jacents (principes) de cette dernière sont totalement ignorés. De même, la technique est exécutée en réaction (後의先, Hu ui seon), souvent pas dans le temps, ni dans le rythme. Elle fonctionne face à un niveau bas de résistance mais, dans les faits, reste facilement contrable.

Concentré sur la copie, l’élève a son attention très auto-centrée et il n’est fait aucun cas du partenaire. Ce dernier a la sensation d’avoir affaire avec un mur, qui répond à sa force avec une force encore contraire.

La place dans l’école est la plus basse, il n’a pas de lien direct avec le Maître. Cela correspond à un niveau Shoden (紹伝)

 

Eau

Où le partenaire s’enfonce dans les flots…

A force de répétitions, le corps de l’élève a acquis un corps plus adapté au travail demandé. Plus équilibré, plus souple, il génère moins de force dans l’exécution technique, notamment parce qu’il a maintenant appris à esquiver, à se placer et à jouer avec les angles de manière à contourner la force de l’adversaire. La technique devient plus fluide, sans à-coup ni temps mort. Et celle-ci se compose maintenant de plusieurs principes. L’initiative en est encore au stade de la réaction.

Le partenaire ressent qu’il essaye de saisir quelque chose de fuyant, qui échappe à sa force car même s’il croît atteindre sa cible, celle-ci se dérobe et s’adapte de manière fluide.

Au sein de l’école, l’élève acquiert un statut d’élève « dans la maison », soit un Chûden (中伝)

 

Feu

Où le partenaire a un retour de flamme…

A ce niveau, les bases sont tellement bien acquises que la vitesse d’apprentissage s’accélère. Les nouvelles techniques sont alors vues comme un assemblage de principes déjà intégrés et tout nouvel agencement est plus rapidement assimilable.

L’élève entre dans le domaine de l’attaque dans l’attaque (Seon ui seon, 先의先). Aussi, dès que le partenaire commence à bouger, son mouvement est bloqué avant d’avoir terminé son développement. Couplé avec un travail sur les points vitaux, ce gel peut agir au niveau mental en créant un effet tunnel chez l’adversaire, induisant chez lui une certaine panique et une perte de ses moyens.

Du point de vue technique, l’élève a encore moins de force à utiliser dans la mesure où la réponse à l’attaque adverse a lieu bien avant que celle-ci atteigne son zénith. De plus, sa conscience et ses sens sont maintenant dirigés vers l’adversaire et sont « attirés » par les faiblesses de l’adversaire, que ce soit dans sa structure, dans ses ouvertures ou encore dans les failles de son attaque.

L’élève est maintenant considéré comme un adepte avancé de l’école (Jōden, 上伝) et le fait d’avoir maitrisé ce niveau me place dans le cercle restreint du Maître.

 

Vent

Où le partenaire ne sait pas d’où la bourrasque va souffler…

L’élève a un corps sans tension qui peut sembler faible mais c’est que sa force est maintenant cachée. Rien en lui n’indique sa dangerosité. Il est en pleine conscience dans le temps de l’adversaire, à un niveau quasi-intime de son intention et de ses capacités.

Le partenaire ne parvient plus ni à toucher, ni à saisir l’élève et, sans rien ressentir, il est battu sans comprendre comment. Chaque contact est très léger, quasi imperceptible, et pourtant avec un effet maximum à chaque fois. La technique utilisée semble disparaître, elle est sans couleur, sans odeur et sans bruit, invisible en un mot.

L’élève atteint maintenant le niveau d’initié aux secrets de son école, il est Okuden (奥伝)

 

Vide

Où le partenaire n’arrive même plus à agir…

L’élève agit maintenant bien en amont de l’attaque adverse car il peut prévenir l’intention de l’adversaire (seonseon eui seon, 先先의先). Pour le partenaire, chacune de ses intentions étant contrée, il ne peut même pas esquisser un début d’attaque. Il est vaincu dès que l’idée d’attaque n’ait été formulée.

L’action de l’élève, s’il est même besoin qu’il y en ait une, est plus que minimale, n’est même plus visible, l’Omote disparaît : un œil extérieur non averti verra l’adversaire chuter comme s’il était tombé tout seul. A ce moment, il n’y a plus d’apprentissage technique en tant que tel et les principes mêmes sont transcendés pour aboutir à une créativité spontanée et naturelle.

Le Maître a maintenant tout donné et l’élève en sait autant que lui, il est Kaiden (皆伝)

 

Une conclusion

C4

Chaque évolution de la Terre vers le Vide ne supprime pas la précédente, elle ouvre des opportunités supplémentaires, des options nouvelles, une finesse nouvelle. C’est un travail long et frustrant car long à assimiler, répétitif, avec souvent l’impression de faire un pas en arrière pour un pas en avant, avec à chaque fois des détails nouveaux et parfois contradictoires avec les précédents. C’est ce qu’on appelle « manger amer », où l’on fait et refait le Kata jusqu’à la perfection de forme et de fond.

La Tradition a été construite par des générations de combattants-instructeurs et il en a résulté un apprentissage progressif, logique car prenant en compte les capacités d’évolution de l’élève. Il n’y a pas de raccourci possible : on ne peut courir sans avoir au moins appris à se tenir debout. La Tradition n’est pas élitiste par nature mais, de fait, peu parviennent au niveau Kaiden, que ce soit par manque de temps à y consacrer, par manque de compréhension, par lassitude face à l’amer, ...

De nos jours, puisque tout est visible sur le net, à la télé, dans les DVD et dans les livres, cette Tradition d’Ura-Omote est-elle toujours utile ? Et bien, elle l’est justement parce que l’essentiel des Budō tient dans l’invisible, dans le ressenti, dans le kinesthésique. Aucun média ne pourra remplacer l’expérience directe sous l’enseignement d’un professeur bien formé qui, seul, permet d’appréhender cette facette Ura qui fera toute l’efficacité au combat.

 

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