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Un bâton, pour quoi faire ?
Clé classique par carcan du poignet
Il y a fondamentalement quatre raisons pour laquelle le bâton est si central dans l’apprentissage martial :
- La première tient en sa versatilité. Il est à la lance ce que le couteau suisse est au sabre : un objet non seulement martial mais surtout un outil des tâches quotidiennes. Bâton de marche, bâton pour porter des baluchons lourds, bâton pour pêcher ou pour faire tomber les fruits en hauteur, bâton pour sonder le terrain, pour franchir des obstacles ou pour mesurer une distance, … Avant de taper quelqu’un avec, il avait de si nombreux usages qu’on ne sortait jamais de chez soi sans lui.
- Ensuite, sa forme universelle constituait la base pédagogique à l’enseignement d’autres armes : lance, hallebarde, trident, fléau, casse-têtes, baïonnette et autres joyeusetés dont l’ingéniosité humaine à massacrer son prochain nous a dotés. Son apprentissage permettait au guerrier de passer d’une de ces armes à une autre avec un minimum d’effort d’adaptation et, à l’entraînement, de simuler ces armes tout en évitant de trop nombreux accidents mortels.
- Troisièmement, du fait même de son universalité, si l’on se fait attaquer alors que l’on ne porte pas d’arme sur soi, il est plus que probable qu’un objet de notre environnement proche s’apparente à un bâton que l’on pourra utiliser. En effet, dans un contexte de self défense, se défendre à mains nues est la toute, toute, toute dernière solution et il est bien plus sûr et efficace de le faire à mains armées. Aussi accordera-t-on toute son attention à trouver une arme le plus vite possible, arme dont la probabilité qu’elle s’apparentera à un bâton est très forte (branche d’arbre, parapluie, canne, journal roulé très serré, tubes plastiques de chantier, batte de baseball, …).
- Enfin, la dernière raison de l’emploi du bâton tient dans sa (relative) non létalité. C’est pourquoi elle est l’arme utilisée dans le civil par excellence, où le respect de la vie humaine tient lieu de ciment social. On en retrouve ainsi la déclinaison dans les forces de l’ordre de toutes époques et de tous lieux, comme par exemple les matraques et les Sasumata (刺又), dont l’objectif est clairement de permettre l’arrestation d’un individu sans le tuer (mais pas nécessairement sans le blesser, ceci est une autre histoire).
Caractéristiques du bâton Hapgi
Position issue du Changquan chinois
Beaucoup des caractéristiques du bâton Hapgi seront identiques à celles que j’avais décrites dans l’article sur les Tashinsul (frappes à mains nues) dans un précédent numéro de ce magazine, il y aura donc des redites. Ceci, bien évidemment, est dû à la cohérence globale de l’utilisation du corps, quelle que soit l’arme utilisée, prônée au sein du Daitōryū. Cependant, du fait qu’il s’agit d’une arme, les principes n’auront pas nécessairement la même importance en termes de priorité.
La première des grandes différences entre combat à mains nues et combat au bâton tient au fait qu’on passe d’un esprit « iaijutsu » à un esprit « kenjutsu ». Comme dit plus haut, dans un esprit guerrier tel que celui d’un Musa (무사, 武士), combattre à mains nues est un pis-aller, une manœuvre d’urgence, le dernier recours face à une attaque surprise qui interdit l’utilisation immédiate d’une arme. Le but sera moins de neutraliser l’adversaire, ce qui est dans les faits extrêmement difficile, que de se mettre soi-même en sécurité : en le faisant tomber, en le repoussant, en l’incapacitant momentanément, … Ce faisant, on s’achète du temps (très court cependant) pour se saisir d’une arme, bien plus à même à neutraliser efficacement l’adversaire. Au contraire du combat à mains nues, dans le combat au bâton, nous sommes maintenant arme en main, en garde face à l’(aux) adversaire(s), dans une phase d’action plutôt que de réaction. L’état d’esprit est maintenant tourné vers la neutralisation de l’adversaire et c’est un combat au temps plus long, en plusieurs enchaînements, avec changements d’initiatives défenses et attaques qui s’engage.
Les 4 principes qui caractérisent des frappes Hapgi restent valables avec un bâton, à savoir :
- Déséquilibre : la première des intentions reste toujours de déstabiliser son adversaire afin que celui-ci ne puisse enchainer sur d’autres attaques en lui retirant ses points d’appuis ou, au contraire, en les fixant. On réalise ceci en tirant ou en poussant l’adversaire selon les 6 directions (Yukbang, 육방, 六方) : pousser vers son arrière (mettre l’adversaire sur ses talons), tirer vers son avant (le mettre sur la pointe de ses pieds), affaisser (créer un vide), relever vers le haut (mettre sur la pointe des pieds), pousser vers sa gauche (sur le tranchant du pied gauche, jambe droite en l’air) ou vers sa droite (sur le tranchant du pied droit, jambe gauche en l’air).
- Déstructuration : dans le même état d’esprit, on cherchera ici à briser la structure corporelle (Jase, 자세, 姿勢) de l’adversaire. Ici, on travaillera sur 2 axes souvent en poussant et en tirant en même temps sur l’un de ces 3 axes : haut-bas, droite-gauche et avant-arrière
- Endolorissement : contrairement au combat à mains nues où la douleur n’est qu’un instrument pour se donner du temps, celle-ci est évidemment recherchée avec un bâton pour conclure un combat, que ce soit un KO, une blessure grave, voire une mise à mort.
- Saisie : due aux racines autant guerrières que « de palais » (Ôshikiuchi, 御式内) du Daitōryū, l’autre particularité des armes Hapgi est de permettre l’arrestation d’individus. Aussi, on trouve un nombre plus important que dans la plupart des autres Koryū (« vieilles écoles », 古流) de techniques de projection, de clés articulaires et d’immobilisations réalisées à l’aide du bâton.
Par contre, contrairement aux frappes à mains nues, le bâton permet l’expression de toutes les intentions de frappe (pour rappel, les 8 « saveurs » : percuter, couper, pousser, percer, piquer, casser, fouetter, saisir)
Au niveau corporel
Frappe ou clé ? Tout est permis avec le bâton
Passer du « corps désarmé » au « corps armé » ne modifie que peu la structure corporelle (Hapgibeop, 합기법, 愛気法), mais il faut tenir compte du poids, de la longueur et de l’inertie de l’arme qui modifie légèrement l’équilibre global (déplacement du centre corporel, Jungshim, 중심, 中心). Nous avons donc : une verticalité est de tous les instants (redressement de la colonne vertébrale) et un parallélisme constant des épaules et des hanches ; un corps détendu et rempli équitablement de Ki entre les pieds et les main, notamment au niveau des articulations et au centre du corps (Hadan Danjeon, 하단단전, 下段丹田) et, petite différence fondamentale, une intention qui porte jusqu’à la pointe du bâton ; les deux pieds sont souvent à terre, enracinés, donnant une certaine lourdeur au mouvement, mais nombre d’attaques peuvent être effectuées en sautant, donnant aux frappes au bâton une qualité plus aérienne que les frappes à mains nues ; le principe de « main avant, pied avant » (Jeonsu Jeonjok, 전수전족, 前手前足) reste respecté concernant le travail de projections au bâton mais, concernant les frappes, les attaques en contre-hanche, notamment lors d’enchainement, sont plus fréquentes ; enfin, au niveau respiratoire, les « cris » (Balseong, 발성, 発声) restent identiques : Ei, Ya et Tô restant les principaux.
En termes d’initiatives, alors que les frappes sont plutôt délivrés en Hu eui seon (후의선, 後의先), les techniques au bâton se placent plus souvent en Seon eui seon (선의선, 先의先) et en Seonseon eui seon (선선의선, 先先의先). Ceci est dû au fait qu’étant armé, nous sommes moins en phase de réaction que dans un combat ou les phases défense-attaque se succèdent et les changements d’initiative sont nombreux. Pédagogiquement, cela se traduit par l’existence de formes (Pumse, 품세) longues avec armes, alors que pour la partie à mains nues, il n’en existe pas (contrairement à nombre d’écoles telles que le Taegwondo, du fait de leur nature de boxe).
L’intention, quant à elle, est maintenant focalisée sur la neutralisation la plus rapide possible de l’adversaire. On cherchera à atteindre ses points douloureux, les points faibles de son ossature, ses articulations, ses organes, … ou, si l’opportunité se présente, à le faire tomber et à l’immobiliser. Bien que l’on recherche l’effet « une frappe, un mort » (Ilgyeok pilsal, 일격필살, 一撃必殺), l’intention portera aussi sur la fluidité des enchaînements, que ce soit parce qu’on n’est jamais trop prudent et que deux coups portants valant mieux qu’un ou que ce soit parce qu’on a affaire à plusieurs adversaires.
Le bâton du Hapgido
Concernant le Hapgido, je pense avoir suffisamment radoté sur sa nature métissée entre les apports du Daitōryū japonais et ceux du Taekgyeon coréen, je ne reviendrai donc pas dessus. Concernant plus particulièrement le bâton, on pourra noter cependant des influences provenant de Chine autour des années 70, puis des arts philippins dans les années 2000. Il existe quatre types d’armes en bois dans le Hapgido :
- Bâton court (Danbong, 단봉, 短棒) : première arme étudiée en général, il s’agit d’un bâton d’une trentaine de centimètres. Il s’apparente à la matraque et, vue sa longueur, son utilisation diffère peu du combat à mains nues. Il est parfois pourvu d’une lanière qui se passe autour du poignet et qui permet des attaques rotatives très puissantes à la manière d’un nunchaku okinawanais. On trouve de nos jours des techniques de double bâton court, inspirées du Kali mais ceci n’est pas canon dans toutes les écoles.
- Bâton moyen (Jungbong, 중봉, 中棒) : d’une longueur de 120 à 160 centimètres, c’est le bâton dont la pratique ressemble le plus au Jo de l’Aikidô. Mais on pourra noter de nombreuses différences tant au niveau des déplacements qu’à celui de la manipulation de l’arme.
- Bâton long (Jangbong, 장봉, 長棒) : long de 180 à 210 centimètres, son utilisation est très proche de celle de la lance. On y trouve de nombreuses influences : Daitōryū japonais, Changquan chinois et Muye Dobo Tongji coréen.
- Canne (Jipangi, 지팡이) : inspirée par les arts martiaux bouddhistes coréens, la canne s’utilise comme un bâton moyen. Cependant, la poignée d’une canne coréenne étant en forme de demi-cercle d’un rayon assez large pour agripper le cou d’un adversaire, les techniques de saisie et d’immobilisation sont ici plus nombreuses et variées.
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Une conclusion
Le bâton est l’une des rares armes à avoir traversé les époques sans se démoder. Bien que très rustique, son universalité, sa versatilité et son utilisation instinctive en font pourtant une arme toujours d’actualité. C’est pourquoi, dans le cadre des écoles martiales à tendance self défense civile, son étude se justifie encore.
Le Hapgido s’inscrit dans cette vision, en portant une attention toute particulière sur ses différentes déclinaisons. Et pour enfoncer encore un peu plus le clou, est-ce un hasard si l’arme du plus grand héros de la littérature classique chinoise, à savoir le Roi Singe Sun Wukong, est un bâton magique ?