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Comme j'en avais déjà parlé concernant la place de la culture dans les Muye, se questionner sur l'identité de son Muye n'est pas une absolue nécessité pour le pratiquer. On peut apprécier pleinement le bord de rivière où l'on s'est installé, sans se soucier de savoir d'où l'eau provient, ni où elle va : là où on se trouve nous convient et c'est parfait ainsi.
Mais on peut aussi, a contrario, vouloir savoir les tenants et les aboutissants de ce qu'on pratique (le fameux "d'où viens-je, où vais-je, dans quel état j'erre ?" projeté sur son Muye, en quelque sorte). Pour quelles raisons ? Je pense que les motivations pour s'engager dans ce cheminement sont nombreuses et différentes selon les personnes. Mais la première raison entre toutes est, à mon sens, la prise de conscience que rien n'est figé et que tout change. Dans le monde des Muye en particulier, la transmission est assurée par des individus, tous différents de par leur degré d'avancement dans l'apprentissage, par son degré de compréhension, par ses motivations, par sa culture, par sa personnalité, ... Ainsi, quand bien même un Muye a une nomenclature pédagogique rigide, chaque professeur donnera un enseignement différent d'un autre. Une "Tradition" est par conséquent fort sujette à évoluer dans le temps et dans l'espace.
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Se pose alors la question du "est-ce que c'était mieux avant ?" car évolution peut autant rimer avec progrès (ce que l'on espère toujours) qu'avec régression. Ceci est un risque envisageable et non négligeable compte-tenu des problèmes qu'on peut rencontrer dans la transmission du savoir : transmission incomplète, incompréhension des principes, volonté de changement, influence de l'environnement, apports externes, modes, ... Il y a alors dans cette quête de source, au moins inconsciemment, une envie de se rassurer sur la qualité de l'école qu'on a suivie jusqu'à présent, sur sa "pureté", sur son "efficacité", ou de changer de direction tant qu'il est encore temps.
Toujours dans cette optique de pallier à des défauts de transmission, le retour au source peut apparaître comme un moyen de mieux comprendre sa propre pratique. Je ferai un parallèle avec la langue française et le Hapgido : s'essayer au latin (Daitô-ryû Aiki jûjutsu) et au grec (Taekgyeon) est une manière de comprendre notre langue composite ; d'obtenir l'étymologie d'un mot (technique) et de le rattacher à une famille, voire de créer des néologismes ; de pouvoir identifier les apports autres à ces deux sources (germaniques, arabes, ...) ou les évolutions intrinsèques ; de retrouver des mots perdus ; de retrouver le sens de mots dont l'usage a été modifié avec le temps ; en bref, la topologie complète de la langue française (ou du Hapgido pour ce qui nous concerne). Partant de là, tout devient possible car la connaissance permet la comparaison, et donc la liberté de choix : choix de continuer à pratiquer son école actuelle, choix de pratiquer jusqu'à tel point de l'évolution, choix de creuser tel ou tel aspect de la pratique. Pour reprendre la métaphore de la rivière, partir de son camp de base jusqu'à la source de la rivière permet soit de revenir au camp de base, soit de s'arrêter à tel ou tel point de la rive selon ses goûts.
Au delà de retrouver des techniques mal ou pas du tout transmises, ou de pouvoir distinguer ce qui est original de ce qui a été apporté par untel ou untel, je pense qu'il y a aussi dans cette recherche des origines l'envie (le fantasme diront certains) de découvrir LE secret des Muye. Car, au fur et à mesure qu'on pratique, on sent confusément que la somme des techniques apprises peut se réduire en familles de techniques, puis en principes, puis en famille de principes. On se dit alors qu'il doit être encore possible de réduire encore ces familles et d'atteindre la quintessence de son Muye, voire de tous les Muye. Le cheminement du retour aux sources se confond alors avec la recherche du tronc commun et des racines de l'art du combat (et plus loin les racines de la vie et de la mort, mais on dépasse le cadre de ce billet pour en parler ici). C'est le choix du pragmatisme, du rustique, du primaire sur le trop plein de sophistications et le flashy.
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Ainsi, un retour aux sources peut avoir des avantages aux niveaux pratique et théorique, tout comme il se peut qu'il n'apporte rien d'autre qu'une confirmation que ce que l'on pratique déjà est de qualité (ce qui est déjà un bienfait en ôtant une angoisse). Mais c'est une démarche qui a des inconvénients aussi : la première est qu'il faut déjà être un peu avancé dans son école pour "regarder ailleurs", au risque sinon de se démener pour finalement découvrir des choses qui étaient déjà présente dans son école. Pour pouvoir pleinement apprécier ce qu'on va découvrir en s'approchant de la source, il faut pouvoir faire des comparaisons qualitativement pertinentes, ce qui n'est pas toujours le cas.
Le deuxième écueil de cette démarche est sa difficulté et son "coût". Il y a le coût financier bien sûr, mais aussi en terme de temps, d'efforts (apprentissage des langues, transpiration, ...). Ce n'est donc pas forcément à la portée de tout le monde. En outre, on se retrouve fréquemment face à un mur quand on cherche à remonter dans le temps : les acteurs à l'origine d'une école sont souvent décédés ainsi que les Seonbae de première génération, les documents écrits manquent ou ont disparu, les élèves ont fait nombre de sécessions et l'information devient parcellaire, ... Ainsi, c'est parfois à partir d'informations fragmentaires qu'on doit tenter de recréer un savoir. Ainsi, on se retrouve le plus souvent bloqué à une étape du parcours et la source est définitivement inatteignable.
Il en est ainsi par exemple quand on cherche des informations sur le Taekgyeon, le temps a fait son oeuvre. Mais pour le Hapgido, qui a à peine plus de cinquante ans d'existence, quoi qu'il soit encore possible de retrouver ce qui se faisait approximativement à son origine, le problème ne se situe pas dans le temps mais dans l'espace : son origine est à chercher aussi bien en Corée qu'au Japon ! Chaque Muye présente ainsi ses difficultés propres quant à ses origines et rien n'est jamais simple pour le chercheur.
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Alors, faut-il ou ne faut-il pas partir vers la source ? Personnellement, je pense qu'il y a énormément d'avantages à retracer l'évolution de son Muye pour les raisons que j'ai exposées plus haut. Comprendre les mécanismes sous-jacents, comprendre les choix de ceux qui nous ont précédés, comprendre les circonstances qui les ont présidés, tout ceci permet de comprendre le sens de l'histoire de notre Muye et le sens de notre pratique. Cela nous permet aussi de comprendre notre rôle dans l'évolution de notre Muye et nos marges de manoeuvre pour cela.
Le retour aux sources du Muye devient alors aussi une quête de soi, un voyage vers sa propre source.