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« Ah, tu pratiques les AM, tu dois être un sage ?! Tu es un "peace and love", tu dois te maîtriser en permanence, tu es zen, tu es une personne digne de confiance, ta morale est irréprochable, parle-moi de l'Univers ! », et cætera ad nauseam… Les AM, dans l’imagerie populaire, pare le pratiquant de toutes les qualités d’un homme de religion, plein de sagesse et de connaissances.
Pour cela, on peut remercier (à prendre au 1er ou au 2nd degré, c’est selon) les enseignants du début du XXème siècle (et l'époque New Age en particulier) pour avoir déformé ainsi l’imagerie des AM : en effet, bien que leur rapprochement avec la religion, bouddhisme en particulier, date de fort longtemps, les AM ont eu jusqu'à cette période un aspect plus pragmatique. Mais leur passage dans la Société Civile les a transformés en outils de développement personnel (Budô au Japon) et a renforcé les aspects mental et moral au détriment d'une simple pratique dépouillée. Dès leur introduction en Occident, les AM sont déjà pourvus d'une image de Sagesse Orientale, peut-être pour se différencier des systèmes de lutte et de boxe, cantonnés à leur rôle de simple activité physique. Un peu plus tard, UESHIBA Morihei poussera le concept d'Art de Paix un peu plus loin dans son Aikidô. Enfin, une étape que je juge importante est la série américaine "Kung-Fu », avec David CARRADINE, qui enfoncera définitivement l'idée populaire que les AM sont un instrument menant à la Sagesse… Je dois pourtant avouer que je suis tombé devant cette série tout petit et c'est elle qui m'a définitivement incité à entrer dans une école de Karatedô.
Mais, on s’en rend compte en le côtoyant, le pratiquant d'AM est rarement sage Du moins pas au début et, parfois, pas à la fin non plus. Car la «Sagesse» n'est que rarement une matière enseignée par les professeurs au travers de leurs cours. Mais qu'est-ce que la Sagesse ?
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La Sagesse peut être vue comme la capacité développée par un pratiquant de transcender la pensée conventionnelle, généralement enfermée dans une carte du monde aux bordures figées par des normes sociale et idéologique ; et de porter des jugements de manière juste et dépassionnée. Cela passe par la capacité de "vider régulièrement sa coupe", autrement dit de dépasser ses propres croyances et critères pour apporter des solutions neuves à des problèmes impossibles à résoudre dans le cadre d’une pensée conventionnelle. Car il sait dépasser les faux-semblants par une vision claire (ou clairvoyante) des causes et des effets de chacune de ses décisions.
Pour élargir les frontières de sa carte de la réalité, il y a deux moyens, complémentaires et indissociables : l’apprentissage de connaissances (Savoir) et l’expérience directe de ces connaissances (Faire). Ainsi, les vrais Sages sont ceux qui font la mise en pratique de ces deux capacités (Savoir-Faire). En Corée, on appelait ces Sages issus du monde des armes des Munmusa (guerriers lettrés, 문무사, 文武士).
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Dans un premier temps, du moins dans l'imagerie populaire, la Sagesse nécessite une part importante de connaissances (Jishik, 지식, 知識). Celle-ci, en ce qu’elle est théorique, peut s’acquérir au travers de lectures. Mais rien ne remplace l’initiation d’un professeur (ou guide ou maître) car c'est lui qui permet l’appropriation et l’assimilation profondes des principes. Ainsi on peut, par exemple, lire le «Dodeokgyeong» (도덕경, 道德經, chin.= Taoteking) pour savoir ce qu’est le Taoisme mais, pour vivre comme un Taoiste au quotidien, c’est à dire appliquer ses principes sans avoir à y penser consciemment, cela requiert un peu plus qu’une simple lecture, aussitôt oubliée dès le livre refermé. Le professeur aide à ne pas seulement «connaître» mais plutôt à «vivre» les Principes. J'imagine qu'apprendre seul les mathématiques à l'aide d'un livre est tout aussi compliqué sans un enseignant pour réexpliquer, mettre en application et corriger. Tel un coach avec son point de vue extérieur et avec son expérience, le professeur saura détecter les faiblesses et les forces de la personnalité de son élève, en général en stimulant sa réflexion plutôt que par l’imposition de règles.
Pour cette partie de la Sagesse, c'est là qu'à mon avis, le bât blesse dans l'enseignement en Occident. Elle n'est que rarement enseignée ou bien, c'est à l'élève de faire une démarche personnelle de recherche d'un enseignement complémentaire dans un temple bouddhiste, dans une école confucianiste (Seodang, 서당, 書堂), en voyageant, voire aussi en cherchant ce qui lui manque dans la religion catholique ou dans des traditions telles que la Franc-Maçonnerie. C'est juste une constation de ma part, pas une critique. Car je pense que la pratique de la Voie des Combats se suffit en elle-même sans qu’il soit nécessaire, voire même désirable, d’y agréger une Religion ou une Philosophie particulière.
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Alors, justement, en l'absence d'un enseignement formel, peut-on acquérir cette fameuse Sagesse ? En d'autres mots, est-ce que ça s’acquiert spontanément, sans aide extérieure, uniquement par la grâce de la pratique ? Je pense très sincèrement que oui. Par la pratique régulière, sincère et à lon terme, on peut apprendre à amadouer sa (ses) peur(s), à vivre avec l’idée de la douleur, à accepter serinement la déchéance de la vieillesse, et envisager sa propre disparition ; on apprend aussi à relativiser ses forces et ses faiblesses, à rechercher l'amélioration continuelle ; on donne son maximum, on transpire, on a mal jusqu'à parfois pleurer ; on apprend à jauger (et non pas juger) les gens, à les cerner dans leurs capacités physiques et dans leur psychologie, dans leur potentiels et dans leurs limites ; ...
Tout cela permet de développer des qualités telles que l’humilité, la remise en question, le respect de soi et de l’autre, un certain détachement des contingences temporelles, ... Il s’agit donc d’une certaine forme de Sagesse forgée au travers des combats contre soi et contre l’autre. Tout sportif de haut niveau peut aussi bien développer ces qualités, s'il parvient à se déparer de son instinct de compétition.
Cette Sagesse issue de la pratique ne vient pourtant pas sans effort et requiert d’avoir travaillé beaucoup, d’avoir acquis nombre d’expériences et de rencontres, au point d’en avoir presque fait le tour pour, au final, la transcender. Il convient alors d'avoir une réflexion poussée sur soi-même, sur sa relation aux autres et au monde. Et évidemment une réflexion sur les AM, leur finalité et leur limite. C'est en pesant et soupesant chaque action qu'une théorie personnelle, une Sagesse, différente de celle des Traditions évidemment mais validée par l'expérience, se fera jour.
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Pourtant, la Sagesse du Combat, celle qui s’acquière par la pratique sincère, est parfois dénigrée puisque non-conforme à la vision qu'en ont certains pseudo-intellectuels des Arts Martiaux, du fait d'une confusion assez détestable qui voudrait que la Sagesse soit une et unique, tout le reste n'étant que succédanés (revoir le billet sur les Do). Mais en quoi quelqu'un qui n'a eu accès à aucun enseignement théorique ne pourrait-il pas, par son expérience seule, transcender l'objet martial et étendre celle-ci aux autres aspects de l'existence ?
Pour moi, la Sagesse issue de la connaissance ne peut se passer de l'expérience pratique, au risque de rester un objet purement intellectuel détaché du réel et de ses transformations permanentes. Par contre, la Sagesse issue de la pratique peut parfaitement se passer de toute connaissance, celles-ci n'étant que l'accumulation des expériences des Maîtres du passé. Simplement, ces connaissances issues de l'intelligence collective peuvent donner des pistes de réflexion auxquelles n'aurait pas forcément pensé le pratiquant et peuvent être une aide précieuse à l'extension de sa carte de la réalité.
Ainsi, pour répondre à la question initiale, je pense vraiment que les AM apportent la Sagesse à son pratiquant, ou du moins une certaine forme de Sagesse. Mais celle-ci peut être très éloignée de la Sagesse issue des grandes Traditions Orientales et cela peut décevoir certains, aveuglés par les mythes à la peau dure. Pour autant, tout pratiquant devra appliquer l'adage suivant s'il veut être un vrai Sage :
"les Muye mènent à tout, à condition d'en sortir !"