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Il y a de (très) nombreuses années, j’avais toujours cru que l’enseignement des AM se devait de débuter par la composante « mains nues », puis que des armes étaient adjointes au fur et à mesure sur cette trame de base, les transformant en simples "extensions corporelles". Plus tard, deux choses m’ont fait révisé mon jugement. Tout d’abord, le film «Léon» (oui, j'ai les références que je peux), dans la scène où il enseigne le tir à longue distance à sa jeune apprentie : selon lui, il fallait apprendre d’abord le fusil à lunette, puis les mitraillettes, puis les armes de poing, et enfin le couteau quand on arrive près de la cible. Naturellement, dans mon état d’esprit de l’époque, j’aurais prescrit une pédagogie diamétralement opposée. Deuxièmement, durant cette même période, j’apprenais l’existence de l’école japonaise Katori Shintô-ryû, où la pratique y débute par le sabre et où la partie mains nues n’y est abordée que bien bien plus tard dans son cursus.
Concernant les Muye, ce n’est pas un hasard non plus si le Muye Dobo Tongji débute par la lance, la « mère de toutes les armes » pour les guerriers. Et il y est clairement dit que la partie mains nues n’est qu’un outil permettant de développer le physique et le mental des soldats. De même, on peut classer ici des écoles modernes telles que le Haedong Geomdo et les divers autres Geomdo, le Muye Ishipsaban, le Gukgung, …
D'un point de vue sociologique, il est a contrario intéressant de constater que la composante à mains nues est la plus importante dans les Muye coréens, voire parfois la seule. Taekgyeon, Taegwondo, Tangsudo, ... sont des Muye presqu'exclusivement à mains nues (qui ont parfois ajouté a posteriori des armes; qui le Danbong, qui le nunchaku (Ssangjeolgon, 쌍절곤, 雙節棍)). Le Yudo et le Ssireum sont, quant à eux, des sports de combat exclusivement à mains nues.
Le Hapgido est (devrait être) en position intermédiaire mais, dans les faits, sa composante à mains nues reste prioritaire dans certaines écoles et la partie arme, quand elle est abordée, reste sommaire et plutôt démonstrative que réellement pratique. En tout état de cause, beaucoup abordent un travail équilibré entre armes et mains nues, mais après le 1er Dan.
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Je parlais de sociologie un peu plus haut et c'est cette composante qui détermine grandement le cadre de notre propre protection. C'est elle qui détermine le terrain des agressions, les autorisations, les interdits donnés par la Société et, pour ce qui nous concerne ici, les règles d'utilisation des armes. Grossièrement, ici, en France, et maintenant, dans une société en paix et où les agressions violentes restent tout de même rares, la règlementation sur le port et l'usage des armes sépare la Société entre les forces de l'ordre et le simple Citoyen. Et le seul moment où ce dernier peut faire usage de la force fait lui-même l'objet d'un cadre contraignant appelé la Légitime Défense (qui impose nécessité, immédiateté et proportionnalité).
Arrêtons-nous sur la problématique de la proportionnalité, sujet à de multiples interprétations tant les frontières sont floues. L'un des problèmes est de savoir si l'on peut être réellement proportionnel en toutes choses lors d'une agression. Se battre avec ses seules mains nues, c’est subir les qualités de son adversaire (qui est souvent plus fort que soi, sinon il n'attaquerait pas) ou le surnombre des adversaires, c’est ainsi se placer dans un état d’infériorité. Que faire face à un adversaire qui nous est supérieur dans tous les compartiments (taille et force, frappe et lutte) ? La recherche de l’avantage peut passer par l'utilisation d'un élément semblant dépasser la proportionnalité, autrement dit une arme, car celle-ci permettra de passer outre les avantages de l'adversaire (gain de distance, dureté ou tranchant, ...).
Un civil, tel que moi, se retrouve donc avec plusieurs contraintes pour faire face à une agression : être efficace tout en étant contraint à se déplacer sans arme et à respecter la proportionnalité de sa défense à l'attaque subie, sachant qu'une défense armée sera plus efficace qu'une défense à mains nues. Une quadrature du cercle auxquels les Muye se doivent de répondre.
Cependant, si on ne porte pas d’arme sur soi, rien n’empêche de se saisir de tout objet présent sur le lieu d’agression (armes par destination). C’est même plutôt recommandé afin d’augmenter ses chances de succès. Il convient alors de savoir utiliser correctement lesdites armes, au risque de se blesser soi-même ou de se retrouver encore plus handicapé qu’à mains nues. Si on ne s’entraîne pas aux armes, 1- on n’a pas le réflexe d’en chercher une lors d’une agression, et 2- on est gêné par elle lors de leur utilisation. C'est un des écueils des Muye à mains nues que de ne pas préparer ses pratiquants à cette éventualité.
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A cette fin, en tant que pratiquant issu de la Société Civile, je suis personnellement pour équilibrer la pratique de certaines armes et la pratique des mains nues au sein du Dojang.
En effet, et si la self-defense fait partie des objectifs prioritaires d'un Muye (ce qui n'est pas toujours le cas), je pense alors qu'il convient de privilégier le travail des armes versatiles (bâton, couteau, corde, pierres de jet), celles qui permettent de transformer des objets usuels de notre environnement en arme de défense. Les armes spécialisées (lance, éventail, sabre, fléaux, …) me semblent moins intéressantes à travailler, dans le cadre de la SD. Celles-ci sont intéressantes pour d’autres raisons (exercice de manipulation développant des qualités spécifiques, aspects culturesl, …) mais leurs spécificités physiques ne permettent pas de trouver des équivalents usuels dans notre environnement habituel en cas de besoin, et donc manquent leur rôle utilitaire pour la survie.
Le travail de certaines armes comme le bâton court peut être envisagé dès le début de la pratique. D’une parce que celui-ci n’est pas considéré comme une arme létale (par nature) et, ainsi, cela peut être enseigné même à un élève qu’on connaît peu (la relation de confiance entre professeur et élève n’est pas encore établie) ; de deux parce que c’est l'arme versatile par excellence, pouvant trouver nombre d’objets usuels lui servant de substitut (journal roulé, tuyau, parapluie, règle, …).
D’un autre côté, sauf à porter une arme par nature ou une arme par destination près de soi, il est plus probable de ne trouver aucune arme à portée de main ; aussi la pratique à mains nues est-elle toujours nécessaire et ne devrait pas être négligée. Après tout, tout ce qui nous reste en dernier ressort, c'est notre corps. Il convient alors d'apprendre à se prémunir face à un adversaire armé et à se "servir" sur l'adversaire : désarmements et récupération de ses armes pour les retourner contre lui.
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Ainsi, les armes trouvent leur principal avantage dans l'égalisation des chances face à un ou des agresseurs (d'où la fameuse maxime : «Dieu a créé les hommes, Samuel Colt les a rendus égaux»), voire de donner une supériorité décisive. C'est pourquoi j'aime m'entraîner avec, les sentir dans mes mains, les manipuler. Et quoi que je pensais auparavant que les armes étaient des extensions de mes bras, force m'est de constater que malgré des bases quelques peu identiques (déplacements, structure, sorties de force, ...), de nombreux points font qu'un travail spécifique des armes est nécessaire pour bien les maîtriser (dont le contrôle de l'inertie pour les armes longues et lourdes, la gestion des distances, ...). Il me paraît donc difficile de prétendre qu'en pratiquant seulement à mains nues, même à haut niveau, l'usage des armes ne sera qu'une simple formalité.
De même, puisque je me déplace toujours désarmé, en bon citoyen, je pratique un petit jeu que j'aime beaucoup quand je sors : analyser mon environnement et trouver tout ce qui peut m'y servir d'arme. Il est intéressant de remarquer que, finalement, on n'est pas si démuni si on y prend bien garde. Essayez aussi ce petit jeu et peut-être vous sentirez-vous moins "désarmé" face à votre environnement.
"La raison est une arme plus pénétrante que le fer", Philonide