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Comme je les vois, les Muye sont en fait composés de deux tendances complémentaires : une partie intemporelle, qui correspondrait aux principes qui ne changent pas avec les époques et les modes (le permanent) ; et une partie temporelle, qui correspondrait quant à elle aux principes qui varient en fonction de la composante espace-temps (l’impermanent ou le changeant). Pour donner des exemples, la partie "intemporelle" pourrait inclure les techniques de contrôle ou de frappes dans le sens où le corps humain n'a pas changé depuis plusieurs siècles. La partie "temporelle" pourrait inclure les techniques d'armes, armes qui dépendent de leur époque d'apparition et de leurs régions d'application (apparition des armes à feux, des bombes lacrymogènes, ...).
De ceci, on peut déduire trois types d'écoles martiales : les "musées", les "self-défenses" et les "écoles traditionnelles vivantes". Les premières peuvent être vues comme n’évoluant plus et comme ne se remettant pas en question car tel n'est pas leur objectif : il s'agit pour ces écoles d'être le reflet d'une époque, d'un objet culturel comme le Katori Shintô ryû, par exemple. Ces écoles sont totalement intemporelles et ne subissent aucune (quasiment aucune) modification, quels que soient les époques et les lieux. Elles ont généralement une pédagogie à long-terme. La deuxième catégorie se tourne uniquement vers le temporel (ce qui fonctionne ici et maintenant) et omettent les parties leur paraissant inutiles pour cet objectif. On peut classer ici des écoles comme le Krav Maga. Ces écoles rejettent des pans techniques entiers au motif qu'ils ne sont d'aucune utilité dans les circonstances actuelles. Ces écoles ont généralement des vues court-termiste et utilitariste prononcées. La troisième catégorie est entre les deux précédentes : elle s'appuie sur des principes intemporels solides tout en s’adaptant a son espace-temps. Avec toute ma subjectivité, je classerais volontiers ici le Hapgido. Puisant dans des écoles traditionnelles anciennes, il ne semble pas avoir abandonné des formes et des armes anciennes (dont le sabre) tout en s'adaptant aux différentes tendances qu'il a croisées (boxes, MMA, ...) et à ses différents publics (civils, police, armée, ...). Le point de vue de ces écoles est plutôt moyen-termiste et il est équilibré entre transmission de fond et utilitarisme immédiat.
Un Muye qui ne correspond pas à son époque n’est pas forcément un Muye dont les principes impermanents sont manquants ou mal compris : ils n’ont tout simplement pas été adaptés au contexte en cours. A contrario, un Muye de type « self défense » pourra être adapté formellement au contexte en cours mais, manquant de principes intemporels, rater son adaptation à l'évolution suivante. Le défaut de ces deux points de vue vient de leur incapacité, ou de leur manque de volonté pour diverses raisons, de comprendre les mécanismes de l'évolution. En Taoisme, il est dit que la vie subit des cycles, une évolution qui cache en fait des révolutions permanentes (au sens astronomique). Aussi, les écoles musées manquent d'à propos la plupart du temps en refusant de voir que ce qui était vrai à un moment l'est moins à d'autres. Quant aux écoles de self-défense, leur propension à rejeter ce qui n'est pas utile à un moment leur impose d'avoir à réinventer l'eau chaude lorsque ce qu'ils ont sorti de leur programme redevient d'actualité.
Pour moi, un Muye idéal se doit de connaître parfaitement ses principes intemporels mais doit aussi reconnaître qu'au delà d'un outil de connaissance et de développement personnel (corps, esprit, techniques), il est aussi une matière vivante qui se doit d'être adaptée à son espace-temps pour remplir sa fonction première : l'aide à la survie.
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Même à un niveau personnel, il ne faut jamais être satisfait du niveau qu’on a atteint (autosatisfaction) car il y a toujours matière à progresser et de nouvelles portes à ouvrir. Au niveau individuel, la remise en cause est toute aussi importante qu'au niveau de l'école. Parce que, soi-même, on évolue : physiquement, techniquement, mentalement. Parce qu’on est dans un apprentissage permanent, on acquiert de nouveaux principes tout au long de la pratique. Parce qu'on vit dans une société évoluant sans cesse (sociologiquement, technologiquement, ...), on se doit de vérifier la validité de nos capacités face à la réalité de notre vie quotidienne.
Bien qu'étant des apprenants durant toute notre vie, donc nous reposant sur la maîtrise de nos professeurs et l'intelligence collective de tous les Maîtres qui l'ont précédé, le degré zéro de la réflexion ne devrait pas exister au niveau personnel. Aussi, sans être de Grands Maîtres nous-même, il est important que nous apportions quelques (petites) modifications en rapport avec notre espace-temps et avec nos conditions personnelles, ou tout au moins décider d’un dosage pédagogique particulier, un accent porté sur tel ou tel aspect de la pédagogie de l'école que l'on suit. Ainsi, sans dénaturer les principes de l’école, on peut porter, dans une société sans arme, l’accent sur les aspects de défense contre des attaques à mains nues ; dans une société ou la lutte est très développée, les défenses contre saisies et projections ; dans des sociétés où le couteau est banalisé, les défenses contre couteau et lames ; etc. De même, des conditions telles que notre physique (taille, poids, âge, sexe) nous impose déjà implicitement d'adapter l'enseignement que l'on reçoit, celui-ci étant la plupart du temps standardisé autour du physique du professeur. C'est donc à soi de s'approprier le Muye.
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La remise en cause devrait être l'état naturel d'un Muyein, qu'il soit enseignant (et donc plus ou moins délégataire de l'école) ou apprenant. Pour cela, deux manières d'opérer cette remise en cause se font jour. Soit cela se fait de manière non intentionnelle : on subit alors une expérience, plus ou moins bonne, plus ou moins traumatisante, qui bouscule nos croyances, nos certitudes ou qui élargit tout simplement notre carte de la réalité.
L'autre manière est d'être proactif face à la remise en cause, c'est à dire qu'il convient de la chercher. Ne pas attendre qu’une situation survienne pour changer permet d'anticiper les modifications à apporter avant que leur besoin apparaisse. Ainsi, on peut participer à des stages d'autres écoles, faire des échanges techniques avec d'autres pratiquants, bref tout ce qui peut éviter de pratiquer en vase clos et d'avoir l'impression de tout savoir sur tout. On peut aussi s'intéresser à l'Histoire car, en effet, si l'évolution n'est en fait qu'une suite de révolutions, connaître les faits du passé devient alors un outil de prévisionisme. Si l'on est alors suffisamment attentif, on peut alors dans une certaine mesure anticiper les évolutions à court terme et, par incidence, les orientations applicatives à apporter aux principes permanents de son école.
"Adaption" reste alors le maître-mot, en ce qu'il comprend une base solide à adapter (sans base, on crée, on n'adapte pas) et une démarche de mise à jour permanente.