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L'une des premières questions concerne les racines des Muye et des Budô. Bien que l'on ne connaisse pas de manière sûre l'origine des premières techniques guerrières du Japon, il est pratiquement établi maintenant que la construction du Yamato (大和, le premier gouvernement du Japon entre 250 et 710 après JC) fût l'oeuvre de Coréens (des royaumes de Baekje et de Gaya principalement) et la quasi-totalité des infrastructures administratives, religieuses et militaires, voire même des populations immigrées, furent importées de ces royaumes. La connexion directe entre le Japon avec la Chine ne se fera que bien plus tard.
Cependant, si l'on admet que Corée et Japon partagent des racines communes, comment leurs arts martiaux modernes (limitons-nous à ceux du 18ème siècle à nos jours) peuvent-ils présenter des aspects si différents ? Disons-le tout net : entre la période du Yamato et celle d'Edô, 1000 ans auront passé,où chacun des deux pays aura suivi son évolution de son côté (même si les interactions diplomatiques, culturelles et militaires ne furent pas nulles pour autant).
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Société centralisée et société féodale. D'un point de vue sociologique, la Corée devint très rapidement un Etat centralisé. Dans leur désir de devenir le royaume qui suivait le mieux les préceptes du Confucianisme (d'être plus Chinois que les Chinois), et du fait de sa relative petite taille, la Corée de l'époque Goryeo devint un pays administrativement uni. Chaque région avait un Gouverneur (사또, 使道) et l'armée était une armée nationale. Le Japon, au contraire, était un pays féodal, à l'identique avec les royaumes féodaux européens. Chaque région était dirigée par un Seigneur (Daimyô, 大名) et possédait sa propre armée indépendante du pouvoir central. Ce point est important car il explique que le Japon soit resté plus longtemps que la Corée dans un état de lutte intestine, avec un esprit guerrier plus exacerbé et aussi des techniques guerrières si variées selon les écoles et selon les régions, aux secrets jalousement gardés. Au contraire, du fait de l'unité de la Corée, il n'y eut pas de diversités techniques aussi marquées au sein de son armée ; ce qui provoquera, entre autres raisons, le déclin inexorable de la puissance de cette armée jusqu'à l'annexion finale de la Corée au Japon. S'il n'y avait pas de compétition intérieure, la Corée était pourtant un pays ciblé par ses voisins et aurait dû garder une vigilance quant à l'efficacité de ses forces armées. S'il n'en fût rien, c'est probablement dû à l'extrême confiance que portait le royaume à la protection que la Chine était censée lui donner en échange de tributs régulièrement payés.
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Société civile et société militaire. Mais une autre raison, outre la protection du Grand Frère, était l'arrivée du Confucianisme en tant que dogme étatique. Rapidement après l'établissement de la période Joseon, le statut des militaires, d'abord à égalité avec celui des fonctionnaires, finit par lui devenir inférieur. Ainsi les carrières militaires furent-elles dédaignées pour celles, plus pretigieuses, des lettrés. Or, les Confucianistes coréens avaient en horreur les armes et la brutalité des militaires. Ceux-ci se retrouvèrent progressivement réduits à un rôle de Police et sous-armés. Les Muye trouvèrent un écho hors de l'armée, dans le civil donc. Tel ne fut pas le cas au Japon où la classe des militaires (Bushi, 武士) a été la classe dominante, parée de toutes les vertues. Cela aura bien évidemment des répercussions sur la mentalité du peuple japonais lui-même et sur la pérennité de ses diverses écoles martiales jusqu'à nos jours, qui restèrent principalement l'apanage des militaires, quand la diversité martiale coréenne était déportée hors du monde militaire.
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Evolutionnisme vs Traditionnalisme. Ainsi, les Budô bénéficièrent-ils de toute l'aura des Bushi alors que les Muye furent vite déconsidérés et rendus triviaux. Ce faisant, les Budô bénéficièrent donc d'efforts considérables pour la conservation de leurs principes et de leurs techniques. On trouve donc quantité de documents internes aux écoles (Makimono, 巻物), d'enseignements codifiés (Kata, 型), d'étiquettes quasi-religieuses (Reishiki, 礼式) et de lignages multi-séculaires. On peut même dire que certaines écoles se sont vues figées dans le temps, témoins d'un passé révolu mais néanmoins digne de respect. Les Coréens n'ont, à mon sens, pas la même relation à leurs Muye. En témoignent le manque de documentation, le manque d'étiquette, l'inexistance de lignage clair et la vision plus utilitariste, voire plus "fun", que "culturelle". Mais, à l'heure actuelle, ces manques sont aussi des portes ouvertes à des évolutions des Muye, loin d'une image de rigidité qui peut coller aux Budô anciens. Bien mieux, la modernité des Muye ont probablement précédés celle des Budô issus de la période Meiji : du fait de leur passage très tôt dans la société civile, ils ont évolué de leur utilitarisme primaire (faire la guerre et se débarrasser physiquement d'un ennemi) vers des moyens de renforcement de la santé et de la puissance mentale au travers des exercices physiques de combat, du fait des lettrés confucianistes, des moines bouddhistes et des médecins taoistes qui, issus des classes intellectuelles de la période Joseon, furent les principaux artisans du passage de techniques de guerre en techniques de développement personnel.
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En conclusion on comprendra que, même si se battre contient des principes communs quels que soient les pays puisque les Hommes sont constitués de manière quasi-identiques ici et ailleurs, les différentes manières d'aborder le combat dépendent fortement des fondements historiques et culturels. Ainsi, les Muye et les Budô sont-ils parvenus en France en leur état, c'est à dire qu'au delà de leur bagage technique respectif, ils ont amené avec eux la culture et la mentalité de leur pays d'origine. Le "problème" est l'antériorité en France des Budô sur les Muye ; et les Français, plus habitués à la "mentalité martiale" des Budô, n'ont pu s'empêcher de faire la comparaison, forcément défavorable à la trivialité civile coréenne face à la rigueur militaire japonaise. Mais qu'on ne s'y trompe pas : l'un et l'autre ne provenant pas du même tronc (même s'il s'agit des mêmes racines), il est normal qu'ils ne donnent pas la même couleur à leurs fruits, mais ils apportent l'un et l'autre un éclairage différent à l'art de se battre. Après, il est des cultures qui parlent plus que d'autres, selon l'oeil de celui qui les regarde. Les goûts et les couleurs...