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Qu’est-ce que le Taekgyeon ?
Rencontre de Taekgyeon et de Ssireum (XVIIIème siècle)
Avant d’entrer dans le vif du sujet, d’aucuns pourraient ne pas avoir entendu parler de ce Muye (무예, 武芸, littéralement Art de combat). Il convient alors de dire tout d’abord que c’est l’unique école martiale coréenne présentée par l’Administration du Patrimoine Culturel et inscrite sur la liste du Patrimoine Culturel Immatériel de l’Humanité de l’UNESCO. Ceci est significatif quant à sa place au sein de la culture et de l’Histoire coréennes.
Peu de choses sont connues sur l’historique du Taekgyeon, les sources écrites étant rares à son sujet. Pour autant, les quelques textes à disposition laissent entendre qu’il serait la contrepartie civile du Subak (手搏, chin.= Shoubo, jap. = Shuhaku), le combat à mains nues militaire, mâtinée de techniques de lutte (Ssireum). On trouve des traces du mot dès le XVIIIème siècle, mais il devait exister dès avant. Il n’y a en effet aucune explication du terme, signe que le définir n’était pas nécessaire puisque connu. Antérieurement, on le trouve sous d’autres noms tels que Gakhui (각희) ou Bigaksul (비각술), entre autres.
Art martial civil, il était pratiqué par des gens du commun, des mauvais garçons, des intellectuels confucianistes, des médecins taoistes, … Il avait une dimension sociale (on trouve des traces de rencontres sportives bon enfant durant les fêtes saisonnières paysannes ou dans des compte-rendus d’examens militaires), une dimension santé (des exercices de Taekgyeon s’apparentaient à du Gigong) et une dimension de self défense civile. Sa proximité avec la danse ajoute encore à son importance culturelle. Il convient alors de parler « des » Taekgyeon que d’un Taekgyeon unique, chaque village, chaque famille, chaque individu possédant ses particularités, ses spécialités. C’est cette parcellisation qui a permis sa survie lors de l’occupation du Japon au début du XXème siècle, tout en rendant compliquée sa reconstitution (autrement dit, la recollection des données régionales, les bases étant par ailleurs communes et connues). Grâce notamment à SONG Deokgi (송덕기) et à SHIN Hanseung (신한승), Trésors Nationaux, qui démarrèrent dès 1958 leur travail de recherche, le Taekgyeon devint plus formalisé, plus uniformisé, plus complet.
Les professeurs SHIN Hanseung et SONG Deokgi
Son contenu technique
Techniquement, le Taekgyeon ressemble à une boxe, avec beaucoup de coups de pieds (l’on dit à propos du Taekgyeon qu’il est Baekgi Shintong Bigaksul (백기 신통 비각술), l’art aux cent techniques de pied transmis par les dieux). Il est vrai que leur nombre est effectivement important, délivrés à toutes hauteurs et sous tous les angles, et leurs combinaisons sont innombrables. Ceci est démultiplié par l’intention donnée à la frappe, intentions au nombre de huit : frapper, piquer, écraser, pousser, tirer, faucher, soulever, écraser.
Plus que les frappes, c’est la façon de se mouvoir qui fait l’originalité du Taekgyeon. Très ressemblant à une danse, le pratiquant bouge en permanence sur des appuis souples d’avant en arrière ou selon un schéma en triangle (Pumbalgi, 품빍기). Couplé au mouvement permanent des bras, tels des battements d’ailes (Hwalgaejit, 활개짓), cela rend imprévisible sa position, ainsi que son arme, son côté et son angles d’attaque.
Les techniques de mains ne sont pas absentes pour autant mais elles sont plutôt utilisées pour l’aspect lutte du Taekgyeon : absorption d’attaque, saisie de membres (notamment le cou ou les jambes contre coup de pied) ou de vêtement, déstructuration, déséquilibre, poussée ou tirage, défense contre saisies, … Le but est alors de faire tomber l’adversaire au sol.
Dans sa version self défense (dite « principes anciens », Yetbeop, 옛법), contrairement à sa version compétitive visant à préserver l’intégrité physique de l’adversaire, l’utilisation de tout le corps (tête, coudes, genoux) sur les points vitaux adverses sont étudiés, ainsi que l’utilisation du bâton court. Les projections sont aussi plus dures, et jamais suivies de finition au sol, le but pour le pratiquant étant de rester toujours debout. Bien plus qu’un sport de combat folklorique, le Taekgyeon est aussi bel et bien un art martial.
La fusion du Daitô-ryû Yawara et du Taekgyeon
Le travail de synthèse duquel naquit le Hapgido moderne fut mené à terme sous la direction du professeur JI Hanjae. Lui-même instruit dans une forme particulière de Taekgyeon durant son adolescence, puis en Yawara du professeur CHOE, il profitera de son départ pour Seoul, de l’ouverture de son propre Dojang et de son embauche en tant qu’instructeur au corps à corps de la Garde Présidentielle de la Maison Bleue (où le Taekgyeon était aussi enseigné depuis 1958) pour parfaire sa nouvelle méthode.
Cependant, à un niveau superficiel, Taekgyeon et Daitô-ryû Aiki Jûjutsu semblent extrêmement différents. L’emphase technique sur les coups de pieds et les poussées/balayages de l’un ; et sur les saisies articulaires et les contrôles de l’autre sont certes complémentaires mais peu compatibles dans leur emploi combiné. La forme de corps des deux écoles est aussi très différente : légère et pratiquement toujours sur une jambe pour le premier, « lourde » et les deux jambes bien au sol pour l’autre. C’est aussi une différence de mental (culture du jeu contre une culture guerrière).
Ce qui a permis la réussite de la fusion qu’est le Hapgido, c’est qu’entre les deux écoles, les points communs sont bien plus nombreux que les apparences ne le montrent. Corporellement, la posture naturelle est privilégiée : verticalité de la colonne, ceinture scapulaire ouverte, écartement des pieds égale à une largeur d’épaule, détente musculaire profonde, identique en bien des points au Hapgibeop (합기법, 合気法). Même les exercices de renforcement (Danryeon, 단련, 鍛錬) ont des airs de famille, comme par exemple les Shikô du Sûmô. La génération de force par un travail de hanche (Danjeon, 단전, 丹田) et de respiration importants et sa manière d’être émise (cor.= Balgyeong, 발경, 発勁, jap.= Hakkei, chin.= Fajin) sont identiques dans le principe.
Techniquement, le Daitô-ryû possède nombre d’Atemi des mains et des pieds, bien qu’en nombre plus restreints que le Taekgyeon ; à l’inverse, ce dernier possède dans son répertoire beaucoup de saisies, de projections et quelques clés très ressemblantes à ceux du premier, bien que toujours en nombre plus restreint. De plus, la recherche permanente de la déstructuration et du déséquilibre de l’adversaire est sans doute ce qui rapproche le plus ces deux écoles techniquement. De plus, considérant l’adversaire comme très puissant, c’est l’esquive qui y est privilégiée par des déplacements à 45° ou des rotations, la ligne droite n’existant pratiquement pas.C’est sur cette base commune et sur la somme des spécialisations techniques que le Hapgido a construit son répertoire tous en lui gardant une cohérence d’ensemble.
Et le Hapgi ?
Plus important concernant le rapprochement du Taekgyeon et du Daitô-ryû serait la proximité avec le principe Hapgi. Bien entendu, ce principe a été développé et formalisé par le second. Rien de tel n’existe sous cette forme dans l’école coréenne. Pour autant, c’est dans la pratique que le Hapgi semble pouvoir être retrouvé de manière informelle.
Tout d’abord, la notion de Gi (기, 気) est loin d’être inconnue en Corée. On la retrouve dans toutes les sciences traditionnelles comme la médecine, la pharmacopée, la géomancie, la météorologie, l’artisanat, les productions et performances artistiques, … Mais le Taekgyeon, art du peuple, art disparate géographiquement, art morcelé sans figure unificatrice, n’a que peu bénéficié de théorisation. Il a certes été aussi enseigné par des intellectuels ou des médecins, qui ont probablement relié leur pratique à leur connaissance du Ki, mais cela ne s’est pas transformé en dogme généralisé. Ainsi la pratique du Taekgyeon a-t-elle été essentiellement… pratique. Conséquemment, une théorie aussi complexe le Hapgi n’avait aucune chance d’y être développée.
Pour autant, malgré son aspect très dynamique et externe, c’est bien en réalité un art souple et plutôt interne pour certains aspects de sa pratique, proche du Gigong, visant la détente musculaire et la gestion de la respiration (entendre notamment leurs Balseong sonores particuliers : « ikeu », « ekeu ») qui peut se pratiquer jusqu’à un âge avancé.
Mais le Hapgi, avant d’être une construction intellectuelle, est une notion qui s’exprime dans l’action. Dans la pédagogie du Taegkyeon, après le travail seul, il y a tout une phase conventionnelle à deux. Cela passe par des exercices dont l’ouverture débute par des mouvements en miroir appelés Eolleo Megigi (얼러 메기기, quand on est à distance de jambe) et Maju geoli (마주 걸이, quand les genoux des deux pratiquants se touchent). Ces mouvements permettent de prendre le rythme dans lequel l’exercice s’effectuera, ainsi que de s’accorder (Hap) avec l’adversaire. La notion d’harmonisation, forte dans le Taekgyeon, trouve son expression dans ce début d’exercice.
La première frappe a généralement pour but de déséquilibrer ou de déstructurer l’adversaire, avant de passer la technique proprement dite. En cela, c’est le principe d’Ilchehwa (일체화, 一体化) qui trouve exprimé ici, à savoir prendre l’avantage dès le début en ôtant dès les premiers instants du combat sa force à l’adversaire.
La notion de cœur fluide (Yushim, 유심,流心 ) a son équivalent en Taekgyeon. Essentiellement non violent, sa pratique s’en trouve détendue, sans testostérone excessive et un esprit libre de contraintes. Par contre, des aspects importants tels que Jangshim, entre autres, ne sont pas formellement enseignés.
Kokyû Nage ?
En guise de conclusion
Il y eut plusieurs tentatives de fusionner le Daitô-ryû avec une autre école, notamment avec le Karate ou avec le Wingchunchuan, qui n’aboutirent pas pour cause d’incompatibilité. Cela aurait peut-être pu réussir avec certaines autres comme le Taichichuan, mais cela ne s’est pas fait (même si de nombreux Aikidôka pratiquent le Taichi en parallèle avec bonheur). Mais, dans le contexte martial coréen des années 60, c’est assurément avec le seul Taekgyeon que cela avait une chance de réussite. Le Ssireum, le Yudo (Jûdô) ou le Taegwondo (beaucoup trop « tigre ») auraient été voués à l’échec car trop différents. Comme un mariage réussi sur la durée nécessite une certaine communauté de corps, de cœur et d’esprit, la synthèse de deux écoles martiales ne peut se permettre de biais trop importants sur la forme de corps, les principes techniques et la tactique, sinon la greffe ne prend pas.
Concernant le principe Hapgi, dans l’enseignement actuel du Hapgido, sa définition est donnée avec strictement le même vocabulaire que l’on retrouve dans l’enseignement du Daitô-ryû et de ses descendants. Cela tient au fait que le Taekgyeon n’a jamais possédé de « philosophie » formalisée du fait de sa dispersion. Malgré cela, cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas une certaine forme de Hapgi dans le Taekgyeon au sein de sa pratique.
En cela, de mon point de vue, la fusion qu’est le Hapgido des origines est une réussite. Réussite car ses deux parents prestigieux (non sans raison) dans leur pays respectifs, partageaient suffisamment de points communs, certes exprimés de manière différente mais néanmoins réels.